Le nom chantant
d’Erysichthon résonne avec la Grèce et ses mythes. Avec des figures
extraordinaires, des récits épiques et merveilleux. Témoins de l’Histoire,
d’une culture, ils nous permettent de comprendre d’où nous venons, qui nous
sommes et peut-être où nous allons. Le nom incantatoire d’Erysichthon qui, dans
les Métamorphoses d’Ovide, avoisine celui du Minotaure, de Dédale et
d’Icare, nous échappe pourtant. Qui est ce curieux Erysichthon ? Pourquoi
le rencontrons-nous ici, aujourd’hui ?
Le mythe nous
raconte qu’un roi de Thessalie, Erysichthon-l’arrogant, voulut faire abattre un
grand chêne, arbre sacré placé sous la protection de Déméter, déesse de la
terre, de la moisson et des saisons. Les raisons de cet acte : faire
valoir son pouvoir, contrôler, dominer. Ses compagnons, qui connaissaient la
puissance des arbres habités par des nymphes sylvestres (les Dryades),
refusèrent d’exécuter l’ordre de leur maître. Erysichthon-le furieux prit alors
la hache et trancha le grand chêne, duquel jaillit le sang de la nymphe qui
l’animait. Erysichthon-destructeur, de la nature, de la vie. Déméter, folle de
rage, s’empressa de faire appel à la Faim, afin qu’elle jette un sort au roi.
La sentence fut terrible. Désormais, Erysichthon-l’affamé aura toujours faim et
ne pourra jamais plus être rassasié. Le drame final voit
Erysichthon-l’insatiable mort, dévoré par lui-même.
Loin des entrailles
ensanglantés qui achèvent le mythe, l’exposition La prophétie
d’Erysichthon qui réunit le travail du couple d’artistes grecs Irini
Gonou et Miltos Pantélias, convoque la figure
d’Erysichthon-l’effrayant, non pas littéralement, mais en tant que symbole de
la société contemporaine, destructrice de sa nature et de son environnement.
Comme si le mythe, raconté par les Anciens, était une prophétie annonçant ce
que nous sommes peut-être devenus aujourd’hui : une société assoiffée de
dominance – sur les Autres, sur la nature –, un Erystichthon-glouton ou autre
Erysichthon-déforesteur. Néanmoins, Déméter n’a aujourd’hui pas encore dit son
dernier mot, et si l’on considère ce mythe comme une prophétie, il peut être
opportun d’en imaginer une autre fin, une autre suite. Et si
Erysichthon-l’insatiable devenait Erysichthon- le repenti ? Baignés par
les mythes de la Grèce antique et nourris par de multiples cultures, croyances
et époques, Irini Gonou et Miltos Pantelias nous invitent, aujourd’hui plus
qu’hier, à repenser la place de la nature dans nos sociétés contemporaines, en
faisant entrer en scène un nouvel Erysichthon.
Les peintures de Miltos
Pantelias font entendre le murmure des vagues. Elles donnent à voir
l’immensité, la quiétude et l’inquiétante puissance de la nature, en
particulier ici, de la mer. Pourtant familières, Les mers aux couleurs
sépias, vides de toute présence, semblent lointaines, anciennes. Ce que des
cadrages imposés dans les œuvres elles-mêmes, fenêtres dans le tableau, ne
manquent pas de souligner : les mers sont devenues images et
songes, paysages oubliés, hantés par la nostalgie. Natures mortes. Pourtant, ce
qui caractérise l’œuvre de Miltos Pantelias est le traitement en palimpseste,
retour du passé dans le présent, au présent, que le recours à la fable
mythologique transposée à notre réalité ne manque pas de rappeler. La mise en
espace de ces peintures, qui donne du relief aux papiers et les font émerger
aux yeux du spectateur, participe à ramener dans le présent, ces paysages
absents, et à nous rappeler que tout n’est pas perdu. Still Life.
Moins dans la
représentation, c’est par l’usage de matériaux naturels et ce qu’ils véhiculent
comme vertus apotropaïques que la nature prend corps dans l’œuvre d’Irini
Gonou. Les tentures sont toutes réalisées à partir de matières végétales,
teintes avec des végétaux et parsemées d’éléments naturels collectés par l’artiste.
Plumes, feuilles et roseaux. Comme des jardins composés, suspendus, les tissus
fluides dessinent un parcours labyrinthique dans l’espace de l’exposition,
invitant le spectateur à l’errance. Libre et flottant. D’autres œuvres, comme
des livres ouverts, sont ponctuées de phrases calligraphiées par l’artiste ou
découpées dans des ouvrages, que l’on peut ou non déchiffrer. Écritures arabes,
grecques, latines et écritures archaïques se chevauchent, s’entremêlent sur les
roseaux devenus amulettes. Marquée par une pensée animiste et syncrétique, les
œuvres d’Irini Gonou, fragiles collages, nous soufflent ainsi tout bas, les
secrets des nymphes et les larmes d’Erysichthon.
Éloges de la nature,
par le biais de la représentation pour lui ou de son utilisation matérielle et
symbolique pour elle, les travaux d’Irini Gonou et Miltos Pantelias nous
montrent la préciosité de cette nature, afin d’éviter que le mythe
d’Erysichthon, qui pourrait s’apparenter à une prophétie, ne s’accomplisse
pleinement.
Claire Kueny, historienne de l' art