mardi 26 avril 2016

la prophétie d' Erysichthon





Le nom chantant d’Erysichthon résonne avec la Grèce et ses mythes. Avec des figures extraordinaires, des récits épiques et merveilleux. Témoins de l’Histoire, d’une culture, ils nous permettent de comprendre d’où nous venons, qui nous sommes et peut-être où nous allons. Le nom incantatoire d’Erysichthon qui, dans les Métamorphoses d’Ovide, avoisine celui du Minotaure, de Dédale et d’Icare, nous échappe pourtant. Qui est ce curieux Erysichthon ? Pourquoi le rencontrons-nous ici, aujourd’hui ?

Le mythe nous raconte qu’un roi de Thessalie, Erysichthon-l’arrogant, voulut faire abattre un grand chêne, arbre sacré placé sous la protection de Déméter, déesse de la terre, de la moisson et des saisons. Les raisons de cet acte : faire valoir son pouvoir, contrôler, dominer. Ses compagnons, qui connaissaient la puissance des arbres habités par des nymphes sylvestres (les Dryades), refusèrent d’exécuter l’ordre de leur maître. Erysichthon-le furieux prit alors la hache et trancha le grand chêne, duquel jaillit le sang de la nymphe qui l’animait. Erysichthon-destructeur, de la nature, de la vie. Déméter, folle de rage, s’empressa de faire appel à la Faim, afin qu’elle jette un sort au roi. La sentence fut terrible. Désormais, Erysichthon-l’affamé aura toujours faim et ne pourra jamais plus être rassasié. Le drame final voit Erysichthon-l’insatiable mort, dévoré par lui-même.

Loin des entrailles ensanglantés qui achèvent le mythe, l’exposition La prophétie d’Erysichthon qui réunit le travail du couple d’artistes grecs Irini Gonou et Miltos Pantélias, convoque la figure d’Erysichthon-l’effrayant, non pas littéralement, mais en tant que symbole de la société contemporaine, destructrice de sa nature et de son environnement. Comme si le mythe, raconté par les Anciens, était une prophétie annonçant ce que nous sommes peut-être devenus aujourd’hui : une société assoiffée de dominance – sur les Autres, sur la nature –, un Erystichthon-glouton ou autre Erysichthon-déforesteur. Néanmoins, Déméter n’a aujourd’hui pas encore dit son dernier mot, et si l’on considère ce mythe comme une prophétie, il peut être opportun d’en imaginer une autre fin, une autre suite. Et si Erysichthon-l’insatiable devenait Erysichthon- le repenti ? Baignés par les mythes de la Grèce antique et nourris par de multiples cultures, croyances et époques, Irini Gonou et Miltos Pantelias nous invitent, aujourd’hui plus qu’hier, à repenser la place de la nature dans nos sociétés contemporaines, en faisant entrer en scène un nouvel Erysichthon.

 Les peintures de Miltos Pantelias font entendre le murmure des vagues. Elles donnent à voir l’immensité, la quiétude et l’inquiétante puissance de la nature, en particulier ici, de la mer. Pourtant familières, Les mers aux couleurs sépias, vides de toute présence, semblent lointaines, anciennes. Ce que des cadrages imposés dans les œuvres elles-mêmes, fenêtres dans le tableau, ne manquent pas de souligner : les mers sont devenues images et songes, paysages oubliés, hantés par la nostalgie. Natures mortes. Pourtant, ce qui caractérise l’œuvre de Miltos Pantelias est le traitement en palimpseste, retour du passé dans le présent, au présent, que le recours à la fable mythologique transposée à notre réalité ne manque pas de rappeler. La mise en espace de ces peintures, qui donne du relief aux papiers et les font émerger aux yeux du spectateur, participe à ramener dans le présent, ces paysages absents, et à nous rappeler que tout n’est pas perdu. Still Life.

Moins dans la représentation, c’est par l’usage de matériaux naturels et ce qu’ils véhiculent comme vertus apotropaïques que la nature prend corps dans l’œuvre d’Irini Gonou. Les tentures sont toutes réalisées à partir de matières végétales, teintes avec des végétaux et parsemées d’éléments naturels collectés par l’artiste. Plumes, feuilles et roseaux. Comme des jardins composés, suspendus, les tissus fluides dessinent un parcours labyrinthique dans l’espace de l’exposition, invitant le spectateur à l’errance. Libre et flottant. D’autres œuvres, comme des livres ouverts, sont ponctuées de phrases calligraphiées par l’artiste ou découpées dans des ouvrages, que l’on peut ou non déchiffrer. Écritures arabes, grecques, latines et écritures archaïques se chevauchent, s’entremêlent sur les roseaux devenus amulettes. Marquée par une pensée animiste et syncrétique, les œuvres d’Irini Gonou, fragiles collages, nous soufflent ainsi tout bas, les secrets des nymphes et les larmes d’Erysichthon.

Éloges de la nature, par le biais de la représentation pour lui ou de son utilisation matérielle et symbolique pour elle, les travaux d’Irini Gonou et Miltos Pantelias nous montrent la préciosité de cette nature, afin d’éviter que le mythe d’Erysichthon, qui pourrait s’apparenter à une prophétie, ne s’accomplisse pleinement.
Claire Kueny, historienne de l' art

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